ENTREVUE AVEC CARLOS NOBRE

Expert du climat – membre du GIEC

Le GIEC a été créé en novembre 1988 à la demande du G7 (aujourd’hui G20), par deux organismes de l’ ONU : l’ Organisation Métérologique Mondiale (OMM) et le Programme des Nations Unis pour l’Environnement (PNUE). Le Prix Nobel de la Paix lui a été attribué en 2007 conjointement avec Al Gore.

LE SENTIMENT D’URGENCE

PREMIERE CAUSE

La vitesse de la transformation que nous imposons à la planète depuis les 50 dernières années n’a aucun parallèle dans l’histoire climatique, au moins depuis que les hominidés primates sont devenus bipèdes il y a 3 millions d’années.

Le système terrestre, les océans, la végétation, les rivières, la biosphère sont des systèmes extrêmement complexes, interconnectés d’une manière que nous ne connaissons pas encore dans toute leur extension.

Ce qui signifie que nous sommes en train de faire une expérience avec un système complexe sur lequel nous n’avons pas de connaissance profonde.

Le sentiment d’urgence vient de la nécessité de changer de cap, ce qui passe nécessairement par une réduction appuyée de la première cause du réchauffement global qui est l’émission continue de gazs à effet de serre, principalement due à la combustion du pétrole, du charbon et du gaz naturel, de l’agriculture, de la déforestation…

Comment changer ce cadre d’émissions dans les 20 à 30 prochaines années, c’est le grand défi du 21ème siècle.

DECISIONS POLITIQUES CONTRE TACTIQUES DILATOIRES

La solution à court terme est d’établir une taxe d’émission de carbone qui serait une manière de réduire, de rendre plus cher l’usage du carburant fossile pour la production d’énergie. Tant que l’énergie thermoélectrique continue à être la moins chère, il y a trés peu d’incitation pour remplacer le charbon. Les autres moyens pour empêcher que le CO2 de la combustion atteigne l’atmosphère sont trés onéreux et encore incertains. La meilleure façon est d’inclure le coût environnemental dans le prix de la production d’énergie.

C’est à dire le coût que les générations futures auront à payer pour s’adapter aux changements climatiques, y compris le coût pour retirer le CO2 de l’atmosphère et éviter le grand effondrement des systèmes naturels. Ce coût doit être pris en compte dans les prix pour ceux qui utilisent l’énergie aujourd’hui.

Au niveau géopolitique, il existe aussi une grande difficulté car la puissance émergente de la Chine n’accepte plus la division du monde selon le bloc occidental mené par les Etats Unis depuis la seconde guerre mondiale. Et les Etats Unis ne sont pas non plus disposés à accepter le leadership de la Chine. C’est un contexte préoccupant car ces batailles de superpuissances ont toujours mené à une impasse et à la dispersion des maigres ressources existantes pour la soutenabilité sociale-écologique.

Au XXème siècle, la course aux armements entre l’Union Soviétique et les Etats Unis correspondait à 10 % du PIB mondial. Nous aurions pu attribuer ces ressources à la plateforme de la soutenabilité 20 à 30 ans plus tard. La dispute hégémonique actuelle entre les Etats-Unis et la Chine, jointe à l’inertie et aux agissements réactionnaires de l’industrie fossile, contribue au prolongement de cet état de non-solution.

LE FACTEUR HUMAIN

Il existe une seule force qui peut s’opposer à ces grandes résistances et inerties : le changement de comportement d’une partie substantielle de l’humanité, un nouveau paradigme de ce qui se définit comme le bonheur.

Aussi important que l’aspect technologique qui doit mettre à disposition une production propre et bon marché, il faut un grand changement philosophique et comportemental. La société post-industrielle ne sera pas une société consumériste. La consommation doit être beaucoup réduite car, de plus, il n’existe aucune preuve que la consommation excessive soit liée à la qualité de vie ou au bonheur.

Le grand défi est de faire comprendre aux nations trés peuplées et au développement rapide, comme l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, le Mexique qu’elles sont un modèle pour les autres pays “en voie de développement”, qu’elles doivent améliorer les indices de qualité de vie sans suivre les trajectoires du passé, des XIXème et XXème siècles.

Le meilleur outil est l’éducation, non seulement à l’école mais aussi l’apprentissage par les bons exemples.

GOUTTE D’EAU

Le projet Cultivando Agua Boa (CAB), ici à la triple frontière, où participent le Brésil, le Paraguay et aussi l’Argentine, est une goutte d’eau dans l’océan, mais une goutte d’eau importante.

Nous avons besoin de bons exemples comme celui-ci, qui analyse et révise la relation des activités économiques avec l’environnement pour démontrer que le développement soutenable est possible dans une région pourtant trés dégradée.

On a pris la décision que l’immense richesse, d’origine hydroélectrique, de Itaipu reste partiellement dans la région. Parce que les lignes à haute tension n’emmènent pas seulement l’électricité mais extraient aussi la richesse des zones d’où l’énergie est produite.

En échange, l’énergie de Itaipu reste sur place et aide à organiser un développement local équilibré et démocratique, en créant un énorme champ d’expérimentation, un espace d’apprentissage.

Cette vision qui réussit à atteindre l’équilibre entre le bon fonctionnement des écosystèmes et la vie économique d’une région n’a probablement pas d’équivalent au Brésil.

Il faut que cette expérience se consolide et, je croise les doigts pour que ce soit ainsi, doit être dupliquée dans d’autres parties du monde, particulièrement dans les pays “en voie de développement”.

PUISSANCE ECOLOGIQUE TROPICALE

L’avenir de pays comme le Brésil, le Paraguay et l’Argentine est celui de puissances envionnementales qui sauront profiter de leurs avantages comparatifs : immense richesse en ressources naturelles, sources d’énergie, biodiversité.

Le paradigme pour le Brésil est de redevenir une puissance écologique tropicale, une puissance environnementale qui valorise son énorme potentiel naturel, tropicale dans le sens où elle se différencie des pays du Nord.

Nous devons regarder nos potentialités et nous assumer comme un pays tropical. Les brésiliens et les argentins ne se sont jamais assumés comme habitants de pays tropicaux. Les paraguayens se sont assumés ainsi et ont perdu la guerre à cause de cela au 19ème siècle.

Historiquement et sociologiquement parlant, la défaite qu’imposèrent le Brésil et l’Argentine au Paraguay marqua la fin de la possibilité pour les peuples sud-américains de s’assumer en tant que tels. Le modèle européen de civilisation et de colonisation a prévalu jusqu’à maintenant.

Nous assumer comme pays sud-américains tropicaux ou subtropicaux est fondamental. C’est un changement philosophique de posture : nous n’avons plus besoin de copier un modèle qui n’a pas réussi aux Etats-Unis.

Propos recueillis à Foz do Iguaçu – novembre 2010

 Retour : Contexte Philosophique et Interviews