Interview de Valérie Valette
réalisatrice du documentaire
« Agua Boa ».

Comment avez-vous découvert le programme « Cultivando Agua Boa » au Brésil ?

Pourquoi avoir décidé d’en faire un documentaire ?

Comment avez-vous géré la contradiction d’adhérer à un programme mis en place par le plus puissant barrage du monde alors que vous aviez lutté si souvent contre ce type d’infrastructures ?

« … Le programme « Cultivando Agua Boa » n’est donc pas là pour secourir des paysans pauvres et expropriés, comme c’est le cas habituellement dans ce genre de problématique.
Son objectif est complétement différent. »

Quelles sont les raisons principales qui vous ont convaincue de l’intérêt très particulier de ce programme ?

« … une petite oasis de démocratie réelle, perdue dans un désert de renoncement politique à l’échelle mondiale. »

« … On arrive là au débat sur l’avènement d’un nouveau paradigme, qui répondrait aux défis du 21ème siècle, en sortant des ornières idéologiques des siècles précédents. »

Selon vous, quelles conditions ont permis l’application et la réussite d’un tel programme ?

Comment se pose le problème du financement de ce programme ?

« …Il me semble, qu’à la lumière de cet exemple, les citoyen(ne)s du monde entier sont en droit de recevoir un engagement aussi minime financièrement, mais aussi conséquent politiquement, de la part de leurs institutions publiques. »

Comment avez-vous découvert le programme « Cultivando Agua Boa » au Brésil ?

C’est arrivé par un paradoxe assez savoureux, comme la vie sait si bien les provoquer.
Je suis au départ activiste écologiste pour les rivières vivantes et rien ne pouvait présager que je découvre un tel programme, au sein d’un des plus grands barrage du monde !

En 1988, j’ai contribué à lancer le mouvement citoyen opposé au projet de 7 barrages sur la Loire et ses affluents. Le comité local, SOS Loire Vivante, basé au Puy-en-Velay, a occupé pendant 5 ans le lieu de construction du premier barrage, appuyé par l’expertise scientifique de Loire Vivante. Ce fut un bel exemple de conscience et d’action citoyennes, coordonné tout le long du dernier fleuve sauvage d’Europe. Ce fut aussi une belle victoire, récompensée par le prix Goldman en 1992, par l’abandon complet du projet d’aménagement et par l’instauration du Plan Loire Grandeur Nature. Ce plan, toujours en vigueur plus de 20 ans après, permet de gérer ce fleuve magnifique avec beaucoup de respect et d’intelligence, aussi bien pour les écosystèmes que pour les populations riveraines.
J’ai ensuite participé activement à la lutte des citoyen(ne)s catalan(e)s et aragonais(e)s contre le Plan Hydrologique National (PHN) en Espagne. Un projet pharaonique qui prévoyait la construction de 120 nouveaux barrages et le transfert de l’Ebre (un fleuve très similaire au Rhône) par un « pipe-line » de 1000 kms vers le sud, pour favoriser la spéculation immobilière et l’agriculture intensive. Ce transfert d’eau massif entrainait notamment le sacrifice du précieux Delta de l’Ebre. 
Contrairement aux idées reçues, l’Espagne est sur-équipée en infrastructures hydrauliques, héritées du franquisme, et ne manque pas d’eau. Elle souffre surtout d’une mauvaise gestion de la demande et d’une fuite en avant dans la logique d’ offrir toujours plus d’eau…
Ce fut une nouvelle et belle victoire de la société civile, récompensée également par un prix Goldman en 2003.

Je suis partie fin 2009 étudier le cas du barrage de Yacyreta, entre le Paraguay et l’Argentine, en compagnie de Pawel Wiechetek, un activiste résidant au Paraguay, proche des populations terriblement affectées par la construction de ce méga-barrage, connu dans tout le continent comme « le monument de la corruption ». Encarnacion, la seconde ville du pays, était en passe d’être inondée aux 2/3 par le lac de la retenue.
Nous nous sommes rendus pendant mon séjour à une rencontre internationale sur le thème de l’eau, organisée par le barrage de Itaipu, entre le Paraguay et le Brésil, à 5 heures de bus en amont sur le même fleuve.
Inutile de vous décrire mon état d’esprit en arrivant à ce congrès, la tête et le coeur encore pleins des horreurs et des injustices provoquées par la construction du barrage de Yacyreta…

Loïc Fauchon, président du Conseil Mondial de l’Eau (officine qui représente les intérêts des multinationales de l’eau auprès des institutions internationales) était invité cette année-là et son intervention à la tribune, aussi dépassée dans le fond que dans la forme, ne pouvait qu’encourager ma défiance et mon amertume envers les barrages et la politique de l’eau en général.

Mais ensuite, se sont relayés à la tribune : Marina da Silva (alors Ministre de l’Environnement), Jorge Samek (Directeur d’Itaipu-Brésil), Leonardo Boff (fameux théologien de la Liberté), Nelton Friedrich (Directeur de Coordination d’Itaipu et de Cultivando Agua Boa)… Et là, je me suis demandée ce qu’il se passait ! Je n’avais jamais rien entendu d’aussi engagé, d’aussi progressiste et surtout pas à un tel niveau de responsabilités.
Je pense que Loïc Fauchon a dû se demander lui aussi où il avait atterri !

Je me suis penchée vers ma voisine et je lui ai posé quelques questions. C’était une jeune agronome qui venait d’apprendre à une soixante de fermiers comment se convertir à l’agriculture biologique… Petit à petit, j’ai pris conscience, en discutant ici et là, que nous étions au congrès annuel du programme « Cultivando Agua Boa » et que ce qui semblait être la vitrine éphémère d’un énième plan d’assistanat pour populations défavorisées était en fait la réalisation durable d’une véritable utopie, aussi sincère qu’efficace.

Pourquoi avoir décidé d’en faire un documentaire ?

Parce qu’un documentaire peut convaincre beaucoup plus rapidement que de longs discours. Parce que la diffusion est plus rapide et la compréhension plus facile, par ce biais-là.
Le temps presse pour retrouver l’espoir, réhabiliter les bons sentiments, réactiver l’engagement civique, restaurer le rôle de la politique, au sens éthymologique du terme grec : l’organisation de la Cité par les citoyen(ne)s pour les citoyen(ne)s…
L’outil audio-visuel est désormais un vecteur incontournable. Le soir-même, en rentrant à l’hôtel, j’étais déjà convaincue que seul un film pourrait véhiculer rapidement l’exemple extrêmement motivant de « Cultivando Agua Boa » à travers le monde…
J’ai obtenu l’accord de Nelton Friedrich par l’intermédiaire du professeur Pedro Arrojo, un des leaders du mouvement espagnol contre le PHN, et j’ai organisé le tournage sur place avec l’aide de Pawel Wiechetek et d’un excellent caméraman professionnel, Thierry Simonnet. L’équipe de « Cultivando Agua Boa » nous a réservé un accueil formidable. Ce fut une aventure humaine exceptionnelle.
Le résultat est un film un peu atypique, pas vraiment « académique » selon les standards du documentaire, mais qui reflète justement une liberté d’agir et de penser fidèle à la philosophie de ce programme unique en son genre.

Comment avez-vous géré la contradiction d’adhérer à un programme mis en place par le plus puissant barrage du monde alors que vous aviez lutté si souvent contre ce type d’infrastructures ?

Dans le cas du programme « Cultivando Agua Boa », la contradiction n’est qu’apparente.

Je suis effectivement extrêmement critique envers les discours de récupération des grands groupes économiques et financiers qui s’auto-proclament champions du « développement durable » et de « l’économie verte ». Pour moi, toutes ces déclarations et ces concepts médiatiques ne cherchent qu’à gagner du temps pour continuer une logique productiviste et consumériste de plus en plus criminelle à l’égard des populations et de la biosphère.

Il faut bien comprendre que « Cultivando Agua Boa » n’est pas un programme de compensations destiné à dédommager les populations riveraines des impacts négatifs du barrage.
Celui-ci a été construit en 1975 sous la dictature militaire et les communes qui bordent le lac de retenue ont depuis longtemps retrouvé un équilibre économique stable. Elles reçoivent d’ailleurs des royalties conséquentes sur la vente d’énergie du barrage et profitent d’une terre extrêmement productive, qui fait de l’Etat du Parana le grenier du Brésil, avec un bon niveau de vie général. 
Itaipu fait partie des barrages qui bénéficiait encore d’un « bon » emplacement. Sa construction a affecté un peu plus de 40 000 personnes pour une production d’énergie que celui des Trois-Gorges en Chine n’atteindra certainement jamais, avec plus de 3 millions de personnes affectées.

Je ne justifie pas ainsi la construction d’Itaipu. Je relativise les dégâts qu’il a engendré parce qu’il bénéficie d’un rapport exceptionnel entre impacts et bénéfices. Mais je reste convaincue que les barrages ne sont pas une source d’énergie renouvelable, bien au contraire ! Leurs conséquences dramatiques, sur les populations et les écosystèmes, restent encore trop méconnus. Et chaque nouvelle construction provoquera de plus en plus d’impacts pour toujours moins d’énergie…

Le programme « Cultivando Agua Boa » n’est donc pas là pour secourir des paysans pauvres et expropriés, comme c’est le cas habituellement dans ce genre de problématique.
 Son objectif est complétement différent.

Il s’adresse en fait à toutes les populations affectées, non pas par un barrage, mais par les conséquences de prédations sociales et environnementales à l’oeuvre partout dans le monde : déforestation, érosion et sur-exploitation des terres, emploi massif des pesticides et fertilisants chimiques, monocultures, ogms, contamination des nappes phréatiques et des cours d’eaux, disparition de la bio-diversité, changement climatique, disparition des exploitations agricoles familiales, exode rural, consumérisme, déchets, problèmes de santé publique, perte du lien social et du sens civique…
Sa méthodologie peut être facilement adaptée et dupliquée dans tout autre endroit de la planète, quelque soit le contexte climatique ou géographique.

Je distingue donc complétement ce programme de la problématique des barrages…

Quelles sont les raisons principales qui vous ont convaincue de l’intérêt très particulier de ce programme ?

Ce qui m’a convaincue de son authenticité et de son efficacité tient à plusieurs facteurs :

– Un facteur déterminant pour moi est celui de la volonté politique : ce programme a été élaboré par le Ministère de l’Education et par le Ministère de l’Environnement brésiliens et il est appliqué depuis 10 ans par une entité publique, le barrage de Itaipu. Il ne s’agit pas d’une oeuvre « caritative », issue d’une ong ou d’une fondation, plus ou moins transparentes, financées par on ne sait quel grand groupe d’intérêts privés, comme c’est le cas plus souvent qu’on ne le pense… 
Il s’agit d’une action politique, déterminée à mettre en oeuvre les moyens publics à sa disposition pour avancer dans l’Intérêt Général et la protection des Biens Communs.
A l’heure du libéralisme mondialisé, où le rôle de la politique se retrouve totalement inféodé aux gros intérêts privés, c’est un exemple rare de détermination, de cohérence et d’efficacité !
Ce qui se passe à Itaipu, dans le cadre du programme « Cultivando Agua Boa », est comme une petite oasis de démocratie réelle, perdue dans un désert de renoncement politique à l’échelle mondiale.
Cette exception devrait pourtant être la règle et tous les gouvernements auraient dû depuis longtemps s’engager dans cette voie, en privilégiant la (sur)vie des populations et de la biosphère sur celle d’une logique économique irresponsable.

– La méthodologie et l’éthique de ce programme sont également exemplaires. Elles garantissent une efficacité et une sincérité rarement atteintes. 
La méthodologie est inspirée pour une grande part des travaux de Paulo Freire. Elle permet la compréhension et l’engagement mutuels entre les différents acteurs de la société civile par des méthodes de communication fluides et horizontales. Les hiérarchies, les organigrammes, les structures d’organisation et de décision ne sont plus définis selon la forme pyramidale. Les réseaux inter-croisés, les cercles d’apprentissage, les comités de pilotage favorisent une extension dynamique et indépendante des engagements, des accords et des actions. 
C’est le fameux « effet mandala » qui entraine une floraison communicative et cumulative d’initiatives et de réalisations.
L’organisation des PAP (Personnes qui Apprennent à Participer) est révélatrice de l’orientation générale du programme : donner à chacun la capacité de s’exprimer et de participer à la concertation collective. 
De cette concertation ouverte et égalitaire va naitre ensuite un engagement commun, solidaire, transparent, entre tous les acteurs de la société, quel qu’ils soient.
De cet engagement serein et déterminé, les solutions surgissent et les actions s’appliquent, dans tous les domaines… engendrant de nouvelles solutions et actions, dans une synergie de coopération générale. Les instituts de recherches et de formations sont mis à forte contribution, notamment.

C’est une démarche qui permet d’accéder à une véritable autonomie, loin d’un assistanat formaté qui installe les personnes dans une dépendance financière, économique et politique, imposée de l’extérieur.
Il ne s’agit pas non plus de fournir des solutions toutes faites et décrétées « d’en haut » ou « d’ailleurs ». Ce sont les gens et les organismes directement concernés qui élaborent eux-mêmes les réponses à leurs questions, les solutions à leurs problèmes. Il n’y a pas de meilleure garantie pour assurer une véritable adéquation des actions et leur suivi dans le temps.

Ce programme offre aux gens l’accès à une véritable autonomie. C’est ce qui lui donne une telle efficacité et toute sa sincérité.

– Cette méthodologie extrêmement participative et pédagogique est de plus couplée à une éthique très élevée. 
Personnellement, je ne crains pas d’utiliser le mot « spiritualité », là aussi dans un sens très large, en le distinguant notamment des religions. Les religions sont toutes respectables et peuvent être comprises comme des chemins qui mènent, justement, à une Spiritualité universelle, commune à tous les êtres humains, au-delà de toutes les mythologies et croyances. On pourrait peut-être définir cette spiritualité ultime comme l’amour de la Vie, sous toutes ses formes, la volonté de la protéger et la foi en sa sauvegarde. 
Pour mettre en oeuvre cette définition de la spiritualité dans la gestion pratique du monde, la volonté politique est l’instrument complémentaire indispensable, dans un cadre démocratique renouvelé.
On arrive là au débat sur l’avènement d’un nouveau paradigme, qui répondrait aux défis du 21ème siècle, en sortant des ornières idéologiques des siècles précédents.

– Enfin, un des derniers facteurs qui m’ont convaincu de l’intérêt très particulier du programme « Cultivando Agua Boa » est la personnalité de ses principaux initiateurs, collaborateurs et responsables. Je vous renvoie aux interviews de certaines de ces personnes, publiées sur ce site, et qui, je pense, témoignent de leur qualité humaine et de leurs compétences…

Selon vous, quelles conditions ont permis l’application et la réussite d’un tel programme ?

La réussite est un cocktail subtil d’évidences, mais aussi de chance…

Il me semble que l’on peut dégager quelques lignes de forces pour expliquer celle de « Cultivando Agua Boa » :

– une volonté politique déterminée et progressiste,
– une grande créativité institutionnelle,
– une grande liberté d’action du secteur privé et de l’initiative individuelle et collective,
– une éthique proche de la spiritualité (amour et protection de la Vie, quête de l’harmonie personnelle et collective au sein d’une biosphère respectée),
– un territoire limité et cohérent géographiquement (les communes situées le long du lac de réservoir et les micro-bassins dessinés autour des cours d’eau),
– un espace libéré des contraintes économiques actuelles (pas de « dettes », ni de programmes d’austérité selon la doctrine ultra-libérale) et des enjeux politiques habituels (la direction de Itaipu est restée la même depuis 10 ans, nommée par le gouvernement brésilien lors des deux mandants présidentiels de Lula da Silva et de celui de Dilma Rousseff, évitant ainsi le clientélisme lié à des élections locales).

Et bien sur, une équipe dévouée, animée par un véritable Idéal…

Quel est le rôle de l’entreprise publique d’Itaipu dans la concrétisation de ce projet ?

Itaipu a surtout apporté à la population l’idée du programme et le travail extraordinaire de sa petite équipe de coordination (environ 10 personnes). Celle-ci a assumé un rôle d’initiation, de promotion, de formation et d’animation, sans ménager sa peine.
Cette équipe de coordination a tissé les premiers réseaux de relations, en ouvrant la communication entre les différentes composantes de la société, en explicitant les enjeux, les avantages, la méthodologie et l’éthique du programme.
Elle a organisé les réunions de sensibilisation, les Ateliers du Futur, les Comités de gestion municipaux, et a lancé les premiers partenariats.
Elle assure le suivi du programme et son bilan, en célébrant sa réussite par un Congrès annuel festif et convivial où tou(te)s les participant(e)s se retrouvent pour témoigner des actions menées et réalisées…

Comment se pose le problème du financement d’un tel programme ?

Le problème, habituellement crucial, du financement n’est pourtant pas une condition fondamentale de la réussite de ce programme. Preuve que l’argent ne résout pas tout et occupe une place trop importante dans nos sociétés…
En effet, malgré ses ressources financières énormes, issues de la vente d’électricité pour 90% des besoins du Paraguay et 20% de ceux du Brésil, Itaipu ne se comporte pas de manière paternaliste ou autoritaire, ni en « mécène » ou « donateur généreux », envers les communes et les micro-bassins de sa zone d’influence. Nous ne sommes pas dans l’impasse de l’assistanat, mais dans une dynamique de coopération.

Itaipu investit dans une action ou un projet un « real » quand il est assuré que deux « reales » sont trouvés et investis par les autres parties prenantes. Ces deux reales peuvent prendre une forme financière, mais peuvent aussi s’évaluer en équivalence de temps et d’énergie donnés, de matières premières et de fournitures apportées, de connaissances et d’expérience partagées, de mise à disposition d’infrastructures et de matériel, etc… Que ce soient la commune, la population d’un micro-bassin, les particuliers, les entreprises…, tous ceux qui s’engagent à résoudre un problème ou à créer une dynamique par une action collective, se donnent les moyens de la réaliser avant tout par eux-mêmes.
En se libérant du verrou de l’argent, toute l’énergie créative et coopérative qui peut se déployer est impressionnante.
Le plaisir d’entreprendre est la véritable richesse…

Le principal investissement d’Itaipu réside dans la constitution et l’animation (supports de communication compris) de son équipe de coordination et sa participation financière pour un tiers dans la plupart des projets.
Rien de plus ou de moins que ce que les pouvoirs publics peuvent assumer quand ils prennent leurs responsabilités.
Il me semble, qu’à la lumière de cet exemple, les citoyen(ne)s du monde entier sont en droit de recevoir un engagement aussi minime financièrement, mais aussi conséquent politiquement, de la part de leurs institutions publiques.

Août 2013, en Haute-Loire, France.